Entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

La productrice Marie-Ange Luciani avait depuis longtemps l’envie d’adapter Retour à Reims de Didier Eribon pour le cinéma avant de me proposer ce projet. Jamais je n’aurai eu moi-même l’idée de le faire. Non parce que je n’aimais pas le livre, au contraire, mais simplement parce que je suis un grand lecteur et que je ne pense pas à adapter chacun des textes que je lis et qui me plait !

Quand Marie-Ange m’a appelé, j’ai d’abord pensé décliner son invitation. Mais avant de rencontrer Marie-Ange, j’ai relu Retour à Reims qui j’avais partiellement oublié depuis ma première lecture.  Je me rappelai l’histoire familiale et le parcours personnel de Didier Eribon, celui d’un transfuge de classe, provincial et homosexuel. Par contre, j’avais oublié ces passages dans lesquelles l’auteur raconte une histoire politique de sa famille, de l’enthousiasme militant pour le PCF jusqu’au vote pour le Front National, et de là tente d’expliquer l’effet de bascule qui a conduit certains électeurs ouvriers vers l’extrême-droite. À la relecture, j’ai trouvé sa démonstration éclairante. À une époque où le Front/Rassemblement national s’est si durablement ancré dans la société, où ses idées se sont tant répandues que ce qu’il propose ne semble plus être, pour une partie importante de l’électorat, si « extrême », adapter ce livre, c’était justement ouvrir à la possibilité de raconter l’histoire de l’irruption du FN et de sortir d’une certaine fatalité dans nos combats contre ce parti et ses idées. Si j’avais un film à faire à partir de Retour à Reims, c’était celui-là. C’est ce choix serré d’adaptation que j’ai proposé à Marie-Ange et à Didier, un choix qu’ils ont tout de suite accepté. À partir de là, la construction du film est apparue très vite : il me fallait raconter la vie de la mère de l’auteur dans une première partie puis, dans une seconde, raconter comme cette ancienne communiste à tardivement voter pour Le Pen.

Et mettre en avant plan la mère de Didier me permettait aussi de raconter différents problèmes de la vie de femmes de la classe ouvrière. Cela était important pour moi car je viens d’une famille très féminine. Du côté de ma mère, il y avait six sœurs pour un seul frère. Depuis tout petit, j’ai pu prendre conscience de ces difficultés auxquelles seules les femmes sont confrontées : nourrir ses mômes, réussir à les faire garder, gagner trop peu, devoir gérer la maison et les enfants en plus du travail, être fille-mère, avorter, divorcer, être confrontée aux violences conjugales, etc.

Une des grandes qualités de Retour à Reims, le livre, c’est son aspect kaléidoscopique, cette manière virtuose avec laquelle Eribon entremêle l’histoire de sa famille et sa propre histoire individuelle à l’histoire politique et sociale d’après-guerre. C’est assez fascinant à lire et théoriquement très fécond. Par contre, traverser et entrecroiser autant de sujets sous une forme filmique me semblait impossible, sinon à survoler trop rapidement chacun des thèmes que le livre aborde. Il faut se rendre compte que le texte lu en voix-off représente moins d’une vingtaine de pages alors que le livre fait lui plus de deux-cent-cinquante pages. Mon choix comme tout autre choix d’adaptation de ce livre pose un problème éthique : pourquoi choisir tel ou tel aspect du livre au détriment de tous les autres ? Personnellement, je trouvais politiquement plus important de raconter dans ce film une histoire de la classe ouvrière que l’histoire individuelle de l’auteur. D’autant plus que contrairement aux enjeux contemporains liés aux classes laborieuses qui ne sont plus traitées dans le cinéma contemporain, ou à peine et souvent avec un biais politique problématique, il y a aujourd’hui de nombreux films sur les transfuges de classe et plus encore sur les thématiques LGBT. Il n’y avait donc pas besoin de moi, en tant que cinéaste, à cet endroit-là. Il ne faut pas oublier un autre aspect du travail de l’adaptation d’un texte quand il est écrit à la première personne : le « je » de l’auteur du texte devient le « je » du cinéaste. Ce qui est un problème pour quelqu’un de pudique comme je le suis. Autant je pouvais raconter une histoire de ma propre famille, autant évoquer à travers la vie de Didier Eribon mon propre rapport à l’école, mon homosexualité – notamment en province profonde, ma sortie de la classe sociale de ma famille etc. m’était impossible.

La classe ouvrière est devenue quasiment absente des espaces de représentations, que ce soit dans la politique, dans les médias, et particulièrement dans le cinéma. De plus, les quelques films qui montrent des travailleurs, des pauvres, des chômeurs, etc. le font souvent de manière grossière et caricaturale. Si la société a changé depuis les années 1950, 1960 ou 1970, les bastions ouvriers tels qu’ils existaient alors ont disparus, mais l’exploitation et les emplois harassants et dévalorisés concernent encore la majorité de la population. Quand j’utilise des archives filmiques sur les usines géantes des années 1970, je ne peux pas m’empêcher de penser aux entrepôts géants d’Amazon aujourd’hui ; quand j’entends ce que racontent les ouvriers, les ouvrières, les femmes de ménages, etc. dans ces archives, j’entends exactement la même chose que ce que peuvent dire aujourd'hui les livreurs, les aides-soignantes, les chauffeurs Uber, celles et ceux qui travaillent encore dans les usines... Les boulots mal payés qui détruisent le corps sont encore la majorité des postes proposés. Ce que l’on voit et ce que l’on entend dans Retour à Reims [Fragments] a beau être daté, ce qui s’y raconte reste, à mes yeux, très contemporain. Cette manière dont les gens se posent, parlent de ce qu’ils traversent, leurs façons de s’exprimer, leur timidité ou au contraire leur fierté, tout cela m’apparait comme immémorial. La souffrance au travail, elle existe depuis le travail ; la fierté du travailleur et du pauvre également. Dans le film, il y a par exemple cet extrait magnifique à propos du divorce où on voit le portrait d’une femme qui ne parle pas. C’est très long, le plan devient presque étrange, jusqu’à ce qu’on entende l’intervieweur demander : « Et vous, si vous pouviez changer votre vie, est-ce que vous le feriez ? », et elle, elle prend un temps avant de répondre timidement : « oui ». Quand elle parle, ça pourrait être n’importe qui d’un milieu populaire : une autre femme, un jeune homme, peu importe. Ça pourrait aussi être aujourd’hui. Quand je regarde de telles images, j’ai l’impression qu’elles me parlent et si je les choisie plutôt que d’autres, c’est parce que celles-ci me parlent au présent. Quand je vois les conditions de travail de nombreux membres de ma propre famille, je ne vois pas ce qui a fondamentalement changé dans l’exploitation des travailleurs, si ce n’est un point très important. Sur la dernière partie du XXe siècle, le sentiment d’appartenance à une classe sociale unie et les effets actifs de solidarité qui en résultaient se sont progressivement étiolés. Beaucoup de travailleurs sont aujourd’hui isolés et nombreux également ont des emplois précaires. Dans les grands bastions ouvriers (les usines, les mines, les chantiers, etc.), la vie était organisée autour du travail mais aussi de la vie quotidienne. Cette homogénéité sociale permettait une forte solidarité mais aussi le développement d’une culture propre. On appartenait alors à un groupe, aujourd’hui nous sont tous plus seuls.

À la fin du film, je change les règles narrative que je suivais jusque-là : la voix d’Adèle Haenel qui porte le texte s’arrête et c’est alors la musique qui prend en charge la narration et les images, maintenant toutes contemporaines. On sort du temps de l’Histoire et de l’explication pour celui de la lutte. Le texte en vois-off dans mon film  finit par l’irruption voir l’installation du Front National dans le champ politique français, donc par un échec pour mon propre camp. Il m’était impossible de finir ce film sur un tel échec. Il me fallait montrer que l’on luttait encore aujourd’hui, qu’il y avait toujours de la résistance à la destruction du monde et de nos sociétés. La musique et le montage beaucoup énergique que j’utilise alors portent çà. Il fallait un cri libérateur après cette seconde partie du film dans laquelle on s’enfonce inéluctablement. Pour moi, comme dans chacun de mes films, il était primordial que les spectatrices et les spectateurs ressortent du visionnage avec de l’énergie. Peut-être que l’irruption quelques mois avant que je ne commence ce projet des Gilets Jaunes dans notre actualité politique et militante assez terne m’a tellement enthousiasmé que je ne pouvais finir ce film sans traduire en images et en sons cet optimisme que le mouvement des Gilets jaunes m’avait offert.

 

La Classe ouvrière, c’est pas du cinéma
coordination : Claude Darmanté, Jean-Claude Cavignac, André Rosevègue, Vincent Taconet
Syllepse 2024